JE SUIS NOIRE

Rosa bouillonne devant sa glace. Dans la salle de bain, elle a refait sa coiffure quatre fois sans jamais se trouver jolie. Elle y est depuis vingt minutes et les muscles de ses bras commencent à se tétaniser à force de se hisser au sommet de sa tête. Quelques gouttes de sueur perlent sur son front et sur le dessus de son nez. Si on pouvait voir sous son cuir chevelu, il y aurait comme une lave de chagrin en fusion. Sous ses cheveux crépus et sombres, on verrait ces pensées dévalorisantes qui fourmillent et le désespoir de ne ressembler à rien. Ou de ne pas ressembler à ce qu’il faudrait. Ce reflet n’est pas satisfaisant. Les boucles font n’importe quoi. Tout est bancal  et grossier, et les larmes lui piquent les yeux. Elle n’y arrivera pas ! Léon surgit dans l’encadrement de la porte de la salle de bain. Il voit sa bien-aimée qui se met à pleurer, appuyée sur le lavabo. Elle craque. Comme la semaine dernière, se dit-il. Alors il pose la main sur son dos pour la rassurer. Elle réessaye une cinquième fois, encouragée par la tendresse de son homme, puis elle lui demande si ça va. Il fait le tour et inspecte sa coiffure avec attention et sérieux. D’une voix contenante il lui dit : « Oui, c’est très bien ». Elle pousse alors un long soupir et essuie la dernière larme qui lui restait au coin de l’œil.

                Parfois c’est si dur et elle se sent perdue. Au travail, Rosa est à la machine à café avec ses deux collègues. Elles prennent des nouvelles les unes des autres au retour des vacances. Quand l’une d’elles demande à Rosa comment elle va, elle répond tout naturellement : « Je fais une crise existentielle capillaire, franchement je suis perdue. » Elle a dit ça sans réfléchir car c’est ce qu’elle avait sur le cœur. C’est ce qui lui arrive. C’est ce qui lui pèse. Mais à la fin de sa phrase, qui était des plus sérieuses,  elle a relevé la tête et a découvert sur le visage de ses collègue une expression de mépris et d’incompréhension : « Si maintenant les gens font des crises existentielles capillaires, alors là ! Où va le monde ? » a ricané l’une d’entre elle. L’autre a ri aussi. Et Rosa a senti un déchirement dans sa poitrine. Les mots l’ont percutée au cœur comme un poing sans gant. Les rires ont effrités son être. Elle aurait aimé rétorquer, répondre, expliquer, insulter, pleurer, crier. Mais elle n’a rien dit du tout. Son silence l’a engloutie sous terre. Oui, elle s’est sentie plus basse que terre. Elle s’est sentie humiliée, stupide et seule.

                En trente-trois ans, l’humiliation s’est répétée bien trop de fois. Et rosa avait cette boule  dans la gorge  qui devenait de plus en plus dure et de plus en plus grosse. Parfois elle voulait sortir de son corps et quitter sa peau brune, et le reste du temps elle l’assumait fièrement et ne faisait qu’une avec elle. Ça n’était jamais pareil. Un jour elle était faible, un jour elle était forte ; mais chaque jour était une bataille intérieure. Et cette boule durcissait encore et toujours et l’empêchait parfois de respirer. Elle teintait d’une colère sourde tout son souffle et tout son être. Et Rosa savait parfaitement de quelle matière était faite cette petite boule qui lui pesait. Elle était faite de ce jour au Japon, où cette touriste canadienne l’avait traitée de « Sale négresse ». Elle était faite de ce jour où cet homme à Paris lui avait foncé dessus en vélo, en la traitant de «Sale noire ». Elle était faite de ce jour où la caissière du village natal de Léon avait refusé de la servir. Elle était faite de cet interminable fou-rire moqueur qu’avait eu sa camarade au collège, en regardant gonfler son afro. Elle était faite de ce jour où elle passait un coup de fil dans le hall d’un immeuble, avant de monter chez sa dentiste. La concierge était sortie de sa loge et l’avait chassée dehors, prétextant que l’utilisation du téléphone parasitait les machines des médecins. Elle était faite de ce moment où le dentiste lui avait dit que c’était absolument faux. Elle avait compris que sa couleur n’avait pas sa place dans ce si beau bâtiment. La concierge se débarrassait des poussières et des gens de trop. Cette boule solide et fulminante dans sa gorge, elle était faite de cette journée à la campagne, où un homme est passé en voiture en imitant un singe pour se moquer de sa famille entière. Elle était faite de ce jour où on lui avait dit, lors d’une réunion de service, qu’elle devait surement être « Aminata la secrétaire ? » Elle était faite de ce jour où, portant une veste en wax, un collègue lui avait lancé qu’elle s’habillait en « Fatoumata ». La boule de haine était aussi faite de ce jour où, après un footing poussif avec son club, on lui avait dit : « Je suis étonnée, toi et ton amie vous ne courrez pas très vite pour des noires. »

                Ils ne s’imaginent pas, se disait Rosa, ce qu’on vit à l’intérieur. Et comment pourrait-on leur dire ? Avec quels mots ? Et auprès de quelles oreilles ? On a tellement honte et c’est si souvent qu’on se s’en plaint quasiment plus. On se sent humilié et les pleurs affluent. On se sent réduit à néant et la parole s’éteint.  Notre carapace s’épaissit alors comme la peau de nos ancêtres l’a fait sous les coups de fouets.  Et c’est là le racisme ordinaire qui vient nous lacérer sans que le sang ne coule. Ils ne voient rien, nous nous taisons, et tout continue.

Rosa repense à sa grand-mère qui lui pinçait le nez tous les jours avant d’aller à l’école. Cela la faisait rire. Plus tard elle a compris. Elle a su. On lui a dit. Ce geste avait pour but de rendre son nez moins épaté. Moins noir. Sa mamie à la peau d’ébène voulait la rendre « plus belle ». C’est comme les bains qu’elle prenait, enfant. Quand elle sortait de l’eau, elle plaçait une serviette jaune sur sa tête pour recouvrir ses cheveux. Comblée, elle se regardait alors dans le miroir. Cela retombait jusque sur ses épaules. Ainsi tout était lisse et cela lui faisait une chevelure raide et blonde imaginée, comme une vraie princesse. Avec stupeur, elle a constaté dix ans plus tard que d’autres petites filles noires faisaient aussi cela.

                Tant de fois elle a voulu disparaître. Tant de fois elle s’est sentie inférieure et laide. Tant de fois elle était convaincue qu’elle ne valait pas autant que ses amies blanches. « Et comment pourrais-je attirer des garçons » se disait-elle par exemple. Et comment pourrait-elle attirer des blancs ? Elle se sentait repoussante sans même en être consciente. Elle se sentait toujours à part et différente, sans vraiment comprendre. Après sa peau, ses cheveux texturés étaient ce qui témoignaient le plus de sa négritude. Et elle n’a jamais su quoi en faire de ses cheveux, alors elle les a longtemps cachés sous des tresses faites de mèches synthétiques. Surtout après ce cours d’anglais où cette fille s’était moquée d’elle à en pleurer de rire. Pendant une heure. Sa « touffe » comme disaient les autres, elle aurait aimé la raser ce jour-là. Et puis après les tresses qui servaient de lests, elle les a défrisés à l’aide de produits chimiques et dévastateurs. Afin qu’ils soient droits et qu’ils retombent comme ceux des gens beaux ! Mais pendant sa grossesse, et sans  savoir précisément pourquoi, elle a décidé de ne plus leur faire de mal. Elle a senti que c’était le moment. Elle les a laissé se développer, s’emmêler, boucler et s’intriquer naturellement.  Ils ont pris du volume car elle a décidé que sa place sur terre était légitime. Elle ne savait pas toujours comment s’y prendre avec eux, car elle les connaissait mal. Ils poussaient et changeaient. Ils réagissaient aux hormones, à la chaleur, à l’humidité, et à d’autres facteurs inconnus. Ils se dressaient, crépus et noirs. Déroutants. Sans lignes droites, sans artifices. Mais Rosa sentait qu’en se reconnectant à eux, elle se reconnectait à elle-même, en tant que femme noire.

L’été dernier, elle avait rencontré une femme qui l’avait coiffée un jour. Nelly. Elle avait natté ses cheveux pour un mariage. Elle faisait avec les différentes nattes des motifs magnifiques sur son crâne, avec des virages improbables et des formes incroyables. Et alors que la coupe était presque  finie, une mèche rebelle dans sa nuque ne voulait pas rentrer dans le moule. Elle rebiquait et sortait de l’endroit où on l’avait mise. Elle ne restait pas à sa place. Nelly avait dit à Rosa « Je ne vais jamais à l’encontre du cheveu. Je le respecte. Là, je vois qu’il ne veut pas, je ne forcerai pas. » Cette phrase l’avait autant sidérée que touchée. Car elle avait passé sa vie à tirer sa tignasse aux quatre épingles pour que rien ne dépasse, et ce jusqu’à en avoir la migraine. Pour qu’aucune boucle ne vienne souiller son apparence. Pour ne paraître ni sauvage ni négligée.  Aujourd’hui, cette femme lui apprenait que son cheveu était vivant et qu’on pouvait l’écouter et le respecter. Et surtout qu’il était beau, même en étant naturel. Cette femme avait un tel respect pour les cheveux qu’elle refusait les clientes qui parlaient en mal des leurs.

Rosa voyait sa coiffeuse Nelly tous les deux mois. Jusque-là c’était sa mère qui avait toujours pris soin de ses cheveux et qui avait passé des heures et des heures à les manipuler afin que ses filles se sentent bien. Rosa n’avait jamais osé les confier à quelqu’un d’autre. C’était trop intime. Trop secret. Elle n’avait jamais été capable de défaire ses tresses et laisser quelqu’un d’étranger voir sa tignasse gigantesque se déployer vers le haut! Les rares fois où c’est arrivé, les réactions avaient presque toujours étés les même. Soit les gens riaient de bon cœur, soit ils se moquaient, ou alors ils s’émerveillaient comme s’ils découvraient le pelage d’un animal exotique et inconnu. Et puis ils veulent toucher, comme on touche un objet ou une matière qui intrigue. Mais quelle que soit la réaction, Rosa avait toujours l’impression de perdre sa dignité. Pourquoi la femme noire avait honte de lâcher ses cheveux au naturel ? Là où personne ne ferait la moindre réflexion si une femme blanche détachait les siens? Rosa avait toujours rêvé d’avoir des cheveux fins et lisses, comme ceux des occidentaux. Avec Nelly, elles discutaient longuement de cela.  La gorge nouée parfois, Rosa tentait de mettre des mots sur l’indicible qui l’habite depuis toujours.

« Ça vient de loin » lui disait Nelly. « La honte de la racialité, la honte de cette identité » disait-elle. Pendant qu’elle lui parlait, elle plongeait ses doigts dans les boucles denses  et épaisses de sa chevelure. Et elle n’arrêtait pas de répéter « Tes cheveux se laissent volontiers coiffer, ils sont très agréables à manipuler, c’est incroyable. » Rosa était interloquée. Interloquée par tout ce que Nelly pouvait percevoir dans un tas de nœuds bruns. Elle ne faisait pas que la coiffer, elle la soignait. Rosa repartait à chaque fois de là-bas un peu plus complète qu’en arrivant. Dans le métro, elle pensait aux esclaves rebelles qu’on punissait à l’époque en leur plongeant la tête dans un seau rempli de soude. Elle pensait à leur douleur qu’elle pouvait à peine imaginer. Elle pensait à ceux qui, à la vue des brûlures sur le crâne de ces femmes, s’étaient tout de même dit que leurs cheveux en ressortaient lissés et plus jolis. Sombres racines du défrisage. Elle s’imaginait aussi des corps noirs, amaigris et enchaînés. Des corps alignés sur la place d’un marché. Elle pensait au prix très élevé de ceux qui avaient la peau claire et les cheveux lisses. Elle pensait aussi aux autres qui avaient la peau sombre et les cheveux denses. Eux avaient moins de valeur. C’est de là que ça vient, se répétait Rosa. Rien qu’aux Antilles, dans sa famille, elle avait déjà entendu ses veilles tantes féliciter une mère pour avoir accouché d’une enfant à la peau claire. Elle réussira mieux dans la vie que ses sœurs à la peau foncée. Rosa elle-même avait toujours eu le fantasme d’être une chabine aux yeux verts. Pourquoi ? Pourquoi elle et tant d’autres ne s’acceptaient ni ne se trouvaient belles ? Nelly avait évoqué un jour les esclaves de maison qui passaient leur temps à prendre soin du corps et des cheveux de leurs maîtres blancs, n’ayant plus aucun temps pour s’occuper d’eux même. En plus de s’oublier, ils avaient intériorisé l’infériorité qu’on leur renvoyait, mais aussi le modèle de beauté des maîtres blancs qui les possédaient.

Rosa se sentait tourmentée et ce depuis longtemps. Elle se sentait affectée par ce passé tragique qui la suivait de manière invisible et qui était si difficile à affronter et à conscientiser. Elle n’avait jamais pu mettre de mots dessus. Pire, elle avait toujours tenté d’étouffer le bruit et la colère qui voulaient jaillir de son ventre. Quand Nelly parlait, c’était puissant, fort, toujours vrai. C’était même parfois tranchant. Quand Nelly lui parlait, elle mettait des mots sur sa souffrance. Une souffrance qui avait toujours été niée. Elle lui confirmait que cela existait bel et bien.  Qu’elle aurait aimé pouvoir être aussi éloquente face à ses collègues l’autre jour. Leur dire à quel point ses cheveux sont une chape de plombs qui l’emprisonne parfois. Leur dire que cette image négative du cheveu noire est inscrite dans l’inconscient collectif à tel point  que la communauté afro-descendante elle-même est persuadée d’être inférieure. Rosa enrageait de son manque de répartie. Elle voulait retourner dans le passé. Un jour elle aura les mots au moment où il le faudra.

Quand elle a visionné la vidéo où George Floyd meurt à petit feu, sous le poids des trois policiers, la boule dans sa gorge s’est mise à battre fort. Toute la colère qu’elle camouflait au monde voulait ressortir à présent, tous les mots qu’elle avait tus voulaient soudain être clamés à voix haute. Théo, Adama, Lamine et les autres… Tout revenait, et c’était la goutte de trop. Cet homme avait beau être à des milliers de kilomètres, cela résonnait directement en elle. Elle était effondrée et en colère. Elle en avait parlé à trois amies. Toutes noires. Les trois étaient dans le même état qu’elle :

Trop c’est trop, je n’en peux vraiment plus Rosa…

Ça me fait suffoquer ces images, ça me donne envie de tout casser

Toute cette violence et ce racisme, ça me donne envie de vomir… Et on dirait que les gens le banalisent en plus.

À une grande partie de ses amis blancs, elle n’a pas osé en parler. Elle a pensé peut-être à tort que ça ne les intéresserait pas. Elle voyait qu’ils n’en parlaient pas aux repas, et qu’ils continuaient à publier des choses légères sur leurs réseaux sociaux, là où l’actualité de Floyd embrasait pourtant la toile et déchirait son cœur à elle. Tout résonnait. Tout remontait à la surface. Rosa aurait tant  aimé que, dans ces remous, le silence de son entourage se brise. Bien qu’ils aient étés rares, certains ont dénoncé la chose et se sont comporté en alliés. Quant aux autres connaissances à elle « non-racisées », si elles ne se taisaient pas,  elles s’exprimaient parfois pour dire quelque chose de maladroit ou de raciste, soit pour critiquer son engagement ou les articles qu’elle partageait. Et quand cela arrivait, ses amies de couleurs (proches ou pas) surgissaient de nulle part et assuraient ses arrières. Jeanne, Cassie et Tamara répondaient aux commentaires avec intransigeance, engagement et fermeté. Elles s’exprimaient comme Nelly et argumentaient sans rien laisser passer. Ensuite elles disaient à Rosa : « On est ensemble ». Cela l’émouvait à l’en faire vaciller.

Aux manifestations, Rosa avait eu les larmes aux yeux en entendant la foule multicolore réclamer justice en chœur.  Elle avait eu des frissons au milieu de ces vingt mille personnes qui avaient bravé l’interdit pour se révolter contre les violences policières et contre le racisme. Elle avait pleuré en entendant cette femme qui se faisait interviewer par une chaîne de télé. Cette personne parlait avec ses tripes et criait presque, tant la colère s’était accumulée. Son grand-père, tirailleur sénégalais, s’était battu et était mort pour la France :

Partout sur cette terre il y a un tel mépris de l’homme noir, grondait-elle. Les pays devraient regarder leur histoire en face ! Esclavage, Colonisation… Les séquelles sont bien réelles et nous n’en pouvons plus !

Tout son corps s’agitait. Elle parlait avec son ventre, avec sa rage et avec sa peine, si bien que son discours avait percutée Rosa de plein fouet, mouillant ainsi ses yeux. Rosa avait acquiescé de la tête à chacune de ses paroles, parce que toutes ces vérités lui parlaient directement. Tout cela, elle le souffrait à l’intérieur, mais jamais elle ne l’avait entendu aussi clairement et aussi directement. Cela lui faisait le plus grand bien. Enfin, sortir du silence. Que ce soit le sien ou celui de son entourage.

Dans son lit, les pensées tourbillonnaient. C’est comme si sa conscience noire se réveillait d’un long coma. Sa mémoire se réactivait d’ailleurs depuis quelques jours et un souvenir très amer lui revint à l’esprit. Il s’agissait d’une des premières soirées qu’elle avait organisées dans la maison de ses parents. Elle était si fière d’avoir trouvé le thème de déguisement parfait : « Le détail qui tue ». Ses amis avaient joué le jeu. Certains s’étaient mis du vernis sur un seul ongle, d’autres avaient des boucles d’oreilles en tampons hygiéniques, un costard avec des chaussures d’après-ski, des collants troués, un bonnet de bain ou encore un trait de maquillage raté qui jurait avec le reste. Puis Sandra avait débarqué. Elle était grimée de noir, et avait recouvert d’un maquillage marron la peau de son corps entier. Là, Rosa est restée bouche bée. Et comme si cela ne suffisait pas, Sandra s’est ensuite présentée à tous les invités en prétendant être sa cousine, et Rosa n’a même pas su quoi dire.  Elle s’en veut aujourd’hui, d’avoir encaissé cette humiliation sans armes ni courage pour y répondre. Pire encore, elle avait dû héberger cette « amie » pour la nuit et son maquillage avait laissé des taches brunes sur la literie de ses parents. Les traces indélébiles de l’humiliation. Après une machine, les draps étaient redevenus blancs, mais Rosa se sentait encore aujourd’hui salie et insultée.

Rosa estimait avoir évolué ces derniers temps. Elle laissait de moins en moins de choses passer. Elle apprenait à s’affirmer et à se faire respecter. Par exemple, quand un homme à une soirée lui avaient donné, sans aucune raison, le surnom de Joséphine Baker, elle avait été directe et ferme. Ça n’était pas son nom. Point. Il avait pourtant continué plusieurs mois, jusqu’à ce qu’elle soit plus cinglante et plus froide encore. Mais elle avait dû se mettre en colère à chaque soirée où elle le croisait et rétorquer pendant qu’il riait et riait encore sans la respecter. Le pire, c’était ses amis qui le connaissaient, et qui riaient avec lui en répétant « Joséphine ». On venait plaquer sur elle cette représentation d’un symbole sexuel, ce symbole d’une femme exotique, bien sympathique et sauvage, mais pourquoi ? Parce que Rosa était une femme noire et qu’elle avait chanté une fois devant eux ? C’était grossier et blessant. Parce qu’ils auraient dit ça de n’importe quelle autre femme qui chante et qui est noire. Sauf que nous ne sommes pas tous les même. Dans son lit, ce soir-là, Rosa fermait ses yeux pour oublier. Mais dans le noir,  la ceinture de bananes refusait de disparaître.

Quand Rosa avait farfouillé dans la cave de ses parents, elle était tombée sur une photo de classe de son père. Elle avait été choquée de voir qu’il était le seul noir de sa classe.  Pourtant il s’agissait d’un lycée parisien. Elle réalisa qu’il ne lui avait jamais parlé de racisme. Il n’avait jamais évoqué cet aspect-là de son enfance. Et à présent elle voulait tant savoir. Comment avait-elle pu ne rien demander ? Dans son amphithéâtre à elle, à la Faculté, elle se souvient que sur trois cents élèves, ils étaient quatre noirs. Oui, elle comptait. Car c’était si courant pour elle d’être en minorité. D’être dévisagée ou d’avoir l’impression de dénoter. Elle comptait pour ne pas être seule. Dans les colloques, dans les villages où elle partait en vacances etc…

L’endroit d’où elle venait n’existait pas avant l’esclavage. Les antillais ont pris naissance dans leur chaînes. Comment pourrait-elle ne pas en ressentir quelque chose ? Rosa voulait emprunter ce chemin, celui du savoir, du combat et de la dignité. Toutes ces années où ses cheveux avaient étés une corvée, où elle se rabaissait elle-même devant son miroir, ce temps-là elle voulait le transformer. Elle ne voulait plus se taire. Elle ne voulait plus subir. Elle voulait résister. Bien que les représentations manquent, il était temps d’avoir des héros noirs dans lesquels se refléter. Quand elle avait vu Black Panther au cinéma, elle avait été émue. Jamais un enfant noir n’avait pu s’identifier à un superhéros qui lui ressemblait. Mais aujourd’hui ça devenait possible. Et même si ce film était médiocre, ce qu’il représentait était très fort.

Même si Rosa a encore un rapport conflictuel à la beauté et à ses cheveux, elle se dit que maintenant, elle tiendra. Même si, en grande surface, elle peine à trouver des vêtements qui conviennent aux rondeurs des femmes noires, elle tiendra. Même si dans les grands magasins elle ne trouve jamais de maquillage adapté à sa couleur de peau mais uniquement de la poudre à bronzer, elle tiendra. Même si les cris de singes raisonnent encore dans les stades de foot, elle continuera à se tenir debout. Même si on dépose des cordes de pendus au domicile des pilotes noirs, elle continuera à lever le poing. Même si la clim d’un train-couchette tombe en panne en pleine canicule, et qu’on lui redit encore une fois qu’elle doit avoir l’habitude de la chaleur, « elle », elle ne lâchera pas. Et qu’on continue à dire que les noirs doivent sans doute venir au travail en liane ou à la nage, elle fera face. Elle sait qu’elle se trouve à un tournant, parce qu’aujourd’hui elle est capable de dire « Je suis noire » à voix haute, en l’assumant, en l’incarnant. Parce qu’elle compte s’armer encore, apprendre, et prendre la parole. Elle sera comme la mèche rebelle dans sa nuque, qui refuse de rester à sa place. Parce qu’elle a le devoir de se dresser, pour ses parents, pour ses sœurs, pour ses frères, pour sa famille mais aussi pour ces ancêtres. Et pour tous ceux qui n’arrivent plus à respirer.

Elsi.

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